Tcharleroy, it's so lovely ! d'Edmée de Xhavée - Dernière partie
Wes a tenu à faire le salut militaire devant le monument des Martyrs, et ce comme chaque fois qu’il passe à proximité. Puis, homme de peu de paroles mais de rituels, il se dirige vers la brasserie Le Luxembourg où, à peine voit-on sa silhouette se détacher sur le ciel parfois bleu et souvent boudeur, on lui verse sa Moinette et la dépose sur la table près de la fenêtre. Il en renifle longuement l’odeur, après un sourire et une esquisse d’autre salut militaire en levant sa longue main baguée vers le rebord de sa casquette de toile rouge ornée d’un INJUN blanc, et puis il semble se perdre dans de muettes confidences qu’il recevrait du breuvage blond dont il est tombé amoureux dès le lendemain de son arrivée.
Wynona le voit partir avec aux lèvres et paupières un zeste de cruauté qui laisse imaginer qu’elle a des projets de scalp au minimum, et lorsqu’il revient de sa cérémonie de communion avec les bienfaits du houblon, elle lui refuse son attention pendant deux bonnes heures.
Car on a voulu, à elle, lui faire goûter du fromage en lui proposant plusieurs formes et textures mais non… elle le sait, elle, que les Sioux ne sont pas faits pour lait et fromage…
Bénédicte part travailler tous les jours et leur laisse les lieux dont les murs sont décorés de multiples objets indiens. Il y a même un chasseur de rêves dans le cabinet de toilette et un jeté de sofa Pendleton à motifs navajo. Elle ne quitte pas le bracelet d’argent massif décoré de turquoises que Wes lui a offert, et joue – faux – de la flûte indienne avant le repas du soir, gentiment fière de son résultat.
Elle s’étonne qu’ils ne fassent « rien », ne désirent aller nulle part. Mais, a dit Wynona,… nous voyons Tcharleroy ! C’est pour ça que nous sommes venus ! ». La promenade sur le terril St Charles les a ravis, d’autant que la journée avait ce jour-là des teintes de pluie, crachin et averse, et ils l’avaient considérée particulièrement bénie. Mais c’était assez, il était bon aussi de se poser pour sentir ce que racontait l’endroit. Wes aime beaucoup écouter ce que dit la brasserie Le Luxembourg, et Wynona le déplore un peu mais on ne peut avoir toutes les chances : avoir épousé deux mètres d’homme et le tenir en laisse…
Wynona donc s’active comme une diablesse le matin entre maison et jardin, malgré les protestations de Bénédicte qui d’une part aimerait manger un bon spaghetti bolognaise ou un plat de boulets à la liégeoise et s’est lassée de la succession de « stews » qu’elle trouve le soir, mais il est évident que Wynona veut la soulager de son travail et la faire manger sainement. Elle a bien précisé qu’en effet, maigre comme elle est, pas étonnant qu’elle ne trouve pas de mari. La carte du menu et les fumets de la maison sont donc quotidiens : Beef stew, avec tant de piment qu’il semble à Bénédicte avoir un feu ouvert dans le ventre depuis le début de la semaine. Elle fait aussi un délicieux Fry Bread, le pain frit et huileux que Bénédicte mange avec une avidité coupable et des doigts qui laissent leur empreinte sur son portable. Le potager est ratissé et désherbé avec plus de soins que s’il était passé chez l’esthéticienne, et pas une limace ou un escargot n’échappent à la vigilance meurtrière de la jardinière attentive.
Pendant l’heure de midi, Wynona a découvert sur quelle chaîne elle pouvait revoir – dans un langage incompréhensible mais Loretta et Tim lui en ont offert le coffret de DVD et elle connaît les rebondissements par cœur - les vieux épisodes des Feux de l’amour, et pleure d’abondance devant les coups du mauvais sort qui ne cessent de rendre cruelle la vie de ce groupe humain se déchirant d’épisode en épisode. Ensuite, après une sieste involontaire sur le sofa où elle pique rituellement du nez dès le générique final, Wes et elle sortent – sans échanger un mot – pour faire leur promenade. Peu importe le temps, mais dans le quartier on aime les voir par temps sec, car la vue de mocassins perlés dans les rues enchante tout le monde, au point que Wynona s’est fait rapporter par une voisine des perles et des peaux de chamois et brode l’après-midi au jardin ou dans le living-room tandis que Wes écoute les messages de la Moinette à la brasserie. Elle a pris les mesures des petits pieds de sa rue, et bientôt c’est une ribambelle chaussée de mocassins qui joue dans les jardins après l’école, sous les cris des mères qui leur interdisent de les user sur la pierre et de rester dans l’herbe.
Wes, quant à lui, montre les pas de la Fancy Dance aux garçons, et s’indigne lorsque la mère du petit Bastien veut l’en empêcher car il rêve la nuit qu’il est un brin herbe et qu’on veut tondre la pelouse. Les filles apprennent de Wynona le pas cadencé des femmes et comment tenir châle et éventail avec noblesse, éventails qui ont causé la perte de la queue de toutes les poules au cou plumé de Madame Leblanc. Wynona ne se lasse pas de contempler ces cous nus et soutient, une pointe d’effroi dans le regard, que ce sont des poules-vautours.
On a bien cherché à les faire bouger, le fils du vieux Marcel voulait les prendre à Bruxelles dans sa camionnette, et Bénédicte leur a vanté les beautés de Tournai qu’elle leur aurait volontiers fait découvrir un samedi ou dimanche, mais non. Tcharleroy is beautiful, insiste Wynona. Tcharleroy is lovely !
La veille de leur départ, ces autres 25 heures et plus de voyage à venir auxquelles ils se refusent à penser, ils se décident à acheter des cadeaux qui parleront à tous les leurs de la beauté de ce coin qu’ils ont découvert dans le vaste, vaste monde. Une vingtaine de T-shirts de plusieurs tailles vantant la Moinette et plusieurs décapsuleurs. Des plateaux Moinette pour les amies de Wynona, et le sac réutilisable qui prouvera à tout Buffalo, North Dakota que oui, elle a été aussi loin que Charleroi en Belgique. Plusieurs sachets de bouquet garni. Madame Leblanc leur offre leur photo de groupe avec eux – l’occasion pour Wynona de mettre sa belle robe - et les enfants du village, encadrée par les soins des petits : une succession de capsules de Moinette collées sur du carton, et leurs signatures au dos.
Et lorsqu’à 5 heures du matin, silencieux comme des Apaches en guerre, Bénédicte et ses deux invités s’engouffrent dans la voiture ils voient s’avancer devant eux les enfants de la rue, chaussés de leurs mocassins, c’est le visage de Wes qui se chiffonne comme celui d’un carlin et produit deux grosses larmes quand, souriants, ils font de leur mieux pour prononcer Kola, Mitakuye Oyazin… en tendant vers lui une bouteille de Moinette décapsulée pour la route, qui n’arrive pas pleine au premier carrefour. Elle a, déjà, le goût un peu amer du passé.
Assis dans l’avion – où une fois de plus Wes ne s’en sort qu’en position fœtale – leurs visages sont refermés sur leurs souvenirs, ces souvenirs que personne jamais ne pourra mesurer. Wynona se tourne vers lui et le surprend en appuyant la tête sur son épaule et murmurant « Tcharleroy is so lovely… »
Edmée de Xhavée