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Editions Chloé des Lys

14 juin 2025

Tcharleroy, it's so lovely ! d'Edmée de Xhavée - Dernière partie

Tcharleroy, it's so lovely ! d'Edmée de Xhavée - Dernière partie

Wes a tenu à faire le salut militaire devant le monument des Martyrs, et ce comme chaque fois qu’il passe à proximité. Puis, homme de peu de paroles mais de rituels, il se dirige vers la brasserie Le Luxembourg où, à peine voit-on sa silhouette se détacher sur le ciel parfois bleu et souvent boudeur, on lui verse sa Moinette et la dépose sur la table près de la fenêtre. Il en renifle longuement l’odeur, après un sourire et une esquisse d’autre salut militaire en levant sa longue main baguée vers le rebord de sa casquette de toile rouge ornée d’un INJUN blanc, et puis il semble se perdre dans de muettes confidences qu’il recevrait du breuvage blond dont il est tombé amoureux dès le lendemain de son arrivée.

   Wynona le voit partir avec aux lèvres et paupières un zeste de cruauté qui laisse imaginer qu’elle a des projets de scalp au minimum, et lorsqu’il revient de sa cérémonie de communion avec les bienfaits du houblon, elle lui refuse son attention pendant deux bonnes heures.

   Car on a voulu, à elle, lui faire goûter du fromage en lui proposant plusieurs formes et textures mais non… elle le sait, elle, que les Sioux ne sont pas faits pour lait et fromage…

   Bénédicte part travailler tous les jours et leur laisse les lieux dont les murs sont décorés de multiples objets indiens. Il y a même un chasseur de rêves dans le cabinet de toilette et un jeté de sofa Pendleton à motifs navajo. Elle ne quitte pas le bracelet d’argent massif décoré de turquoises que Wes lui a offert, et joue – faux – de la flûte indienne avant le repas du soir, gentiment fière de son résultat.

   Elle s’étonne qu’ils ne fassent « rien », ne désirent aller nulle part. Mais, a dit Wynona,… nous voyons Tcharleroy ! C’est pour ça que nous sommes venus ! ». La promenade sur le terril St Charles les a ravis, d’autant que la journée avait ce jour-là des teintes de pluie, crachin et averse, et ils l’avaient considérée particulièrement bénie. Mais c’était assez, il était bon aussi de se poser pour sentir ce que racontait l’endroit. Wes aime beaucoup écouter ce que dit la brasserie Le Luxembourg, et Wynona le déplore un peu mais on ne peut avoir toutes les chances : avoir épousé deux mètres d’homme et le tenir en laisse…

  Wynona donc s’active comme une diablesse le matin entre maison et jardin, malgré les protestations de Bénédicte qui d’une part aimerait manger un bon spaghetti bolognaise ou un plat de boulets à la liégeoise et s’est lassée de la succession de « stews » qu’elle trouve le soir, mais il est évident que Wynona veut la soulager de son travail et la faire manger sainement. Elle a bien précisé qu’en effet, maigre comme elle est, pas étonnant qu’elle ne trouve pas de mari. La carte du menu et les fumets de la maison sont donc quotidiens : Beef stew, avec tant de piment qu’il semble à Bénédicte avoir un feu ouvert dans le ventre depuis le début de la semaine. Elle fait aussi un délicieux Fry Bread, le pain frit et huileux que Bénédicte mange avec une avidité coupable et des doigts qui laissent leur empreinte sur son portable. Le potager est ratissé et désherbé avec plus de soins que s’il était passé chez l’esthéticienne, et pas une limace ou un escargot n’échappent à la vigilance meurtrière de la jardinière attentive.

   Pendant l’heure de midi, Wynona a découvert sur quelle chaîne elle pouvait revoir – dans un langage incompréhensible mais Loretta et Tim lui en ont offert le coffret de DVD et elle connaît les rebondissements par cœur - les vieux épisodes des Feux de l’amour, et pleure d’abondance devant les coups du mauvais sort qui ne cessent de rendre cruelle la vie de ce groupe humain se déchirant d’épisode en épisode. Ensuite, après une sieste involontaire sur le sofa où elle pique rituellement du nez dès le générique final, Wes et elle sortent – sans échanger un mot – pour faire leur promenade. Peu importe le temps, mais dans le quartier on aime les voir par temps sec, car la vue de mocassins perlés dans les rues enchante tout le monde, au point que Wynona s’est fait rapporter par une voisine des perles et des peaux de chamois et brode l’après-midi au jardin ou dans le living-room tandis que Wes écoute les messages de la Moinette à la brasserie. Elle a pris les mesures des petits pieds de sa rue, et bientôt c’est une ribambelle chaussée de mocassins qui joue dans les jardins après l’école, sous les cris des mères qui leur interdisent de les user sur la pierre et de rester dans l’herbe.

 

   Wes, quant à lui, montre les pas de la Fancy Dance aux garçons, et s’indigne lorsque la mère du petit Bastien veut l’en empêcher car il rêve la nuit qu’il est un brin herbe et qu’on veut tondre la pelouse. Les filles apprennent de Wynona le pas cadencé des femmes et comment tenir châle et éventail avec noblesse, éventails qui ont causé la perte de la queue de toutes les poules au cou plumé de Madame Leblanc. Wynona ne se lasse pas de contempler ces cous nus et soutient, une pointe d’effroi dans le regard, que ce sont des poules-vautours.

   On a bien cherché à les faire bouger, le fils du vieux Marcel voulait les prendre à Bruxelles dans sa camionnette, et Bénédicte leur a vanté les beautés de Tournai qu’elle leur aurait volontiers fait découvrir un samedi ou dimanche, mais non. Tcharleroy is beautiful, insiste Wynona. Tcharleroy is lovely !

   La veille de leur départ, ces autres 25 heures et plus de voyage à venir auxquelles ils se refusent à penser, ils se décident à acheter des cadeaux qui parleront à tous les leurs de la beauté de ce coin qu’ils ont découvert dans le vaste, vaste monde. Une vingtaine de T-shirts de plusieurs tailles vantant la Moinette et plusieurs décapsuleurs. Des plateaux Moinette pour les amies de Wynona, et le sac réutilisable qui prouvera à tout Buffalo, North Dakota que oui, elle a été aussi loin que Charleroi en Belgique. Plusieurs sachets de bouquet garni. Madame Leblanc leur offre leur photo de groupe avec eux – l’occasion pour Wynona de mettre sa belle robe - et les enfants du village, encadrée par les soins des petits : une succession de capsules de Moinette collées sur du carton, et leurs signatures au dos.

   Et lorsqu’à 5 heures du matin, silencieux comme des Apaches en guerre, Bénédicte et ses deux invités s’engouffrent dans la voiture ils voient s’avancer devant eux les enfants de la rue, chaussés de leurs mocassins, c’est le visage de Wes qui se chiffonne comme celui d’un carlin et produit deux grosses larmes quand, souriants, ils font de leur mieux pour prononcer Kola, Mitakuye Oyazin… en tendant vers lui une bouteille de Moinette décapsulée pour la route, qui n’arrive pas pleine au premier carrefour. Elle a, déjà, le goût un peu amer du passé.

   Assis dans l’avion – où une fois de plus Wes ne s’en sort qu’en position fœtale – leurs visages sont refermés sur leurs souvenirs, ces souvenirs que personne jamais ne pourra mesurer. Wynona se tourne vers lui et le surprend en appuyant la tête sur son épaule et murmurant « Tcharleroy is so lovely… »

 

Edmée de Xhavée

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13 juin 2025

Tcharleroy, it's so lovely ! d'Edmée de Xhavée Part 3

Tcharleroy, it's so lovely ! d'Edmée de Xhavée Part 3

Wes est sorti de l’avion à Brussels National avec la démarche d’un robot dont les piles deviendraient plates. Mais, stoïque comme tout Sioux qui se respecte, il n’a rien dit. On l’a regardé, parfois peu discrètement, avec ses longues tresses grises désormais, les dents de cerfs pendant aux oreilles, le bracelet-montre d’argent et turquoises, les mocassins magnifiquement perlés par Wynona qui est insurpassable dans cet art comme dans les maths. Il avait refusé d’enregistrer son bagage et a donc un petit baluchon que tout cheminot d’autrefois lui aurait envié, et celui de Wynona est à peine plus gros, parce qu’elle a quand même pris une belle robe au cas où.

   Ils ont vite cessé de comprendre quoi que ce soit en quittant l’aéroport : jusque-là il leur suffisait de lire ce qui était en anglais. Mais une fois dehors, l’étendue du vaste monde les assaille. Ils ont pris le shuttle qui les amène jusqu’à Charleroi, tendant leur billet au chauffeur qui, bien aimablement, a fait des sons incompréhensibles avec la bouche, mais quand on arrive à faire de la soupe pour 5 enfants et un mari avec un dollar, des herbes de la prairie et un jarret de vache, on ne va pas perdre la tête pour si peu. Elle acquiesce et sourit largement, serrant contre elle son sac de sport plein à craquer posé sur ses gros genoux et s’installe à côté de Wes, dont le visage exprime une méfiance un peu évidente.

   Il a tout à fait abandonné l’espoir de guider sa faible squaw dans l’inconnu et est d’une docilité exemplaire. Et n’a pas protesté pas quand à l’arrivée à l’aéroport Wynona, le papier d’explications en anglais que Suzie -  la cousine de la belle-sœur de Ruby-Lola pour rappel – lui a imprimé à la main, a pris trois fois le même escalator en montée et en descente, cherchant à se repérer dans les flèches indiquant trains, bus, shuttle, sortie, toilettes, point de rencontre, arrivée et départ. Mais là, bien assis en sécurité dans le shuttle qui les conduit à Charleroi, elle sort de son sac une petite boite métallique de pemmican et en donne une pincée à Wes, qui comprend ainsi que cet exode insensé prendra vite fin.

   L’amie virtuelle de Suzy les attend, une quinquagénaire élancée au visage généreux, les oreilles allongées par de petits attrapeurs de rêve emplumés qui font hoqueter Wes de stupéfaction. Elle porte un T-shirt aux teintes passées orné d’un bouclier où court la salutation lakota Mitakuye Oyazin – nous sommes tous parents - traversée d’une plume d’aigle. Enthousiaste et contenant son excitation au prix d’un gros effort, elle les serre contre elle, émue et souriante en disant « Welcome in Belgium, kola ! I am your friend Bénédicte ! ». Wynona se raidit et sourit poliment. Mais un éclair de panique traverse son regard et elle préfère ne pas interroger celui de Wes. Bénédicte, bien que très visiblement sincère, serait-elle une Wannabe,, une blanche qui joue à être Indienne ? Il ne manque plus que le Hau, chief, et ce sera comme si on était restés au pays au milieu des blancs. Mais elle sourit, et s’installe, le sac de sport sur les genoux, à l’avant de la voiture, à l’arrière de laquelle le pauvre Wes se replie comme un contorsionniste pour loger ses jambes devenues si insensibles qu’il en arrive à croire qu’il les a laissées dans la petite maison de Buffalo.

   Bénédicte a les mains moites de bonheur et parle sans sembler remarquer que les seules réponses sont un sourire poli qui montre la saine denture d’une Wynona morte de fatigue. Elle indique des choses à gauche et d’autres à droite, explique, haletante, tout en conduisant, riant et respirant fort avec une expression ravie.

   Mais quand après des moulinets du poignet et une phrase tout à fait incompréhensible sur un ton interrogateur elle entr’ouvre les deux fenêtres avant, l’air plonge dans leurs corps fourbus et leur parle d’herbe saine, de pluies insistantes, de pierres aux milles secrets, de pelages de vaches, de chats et chiens, de plumages fendant le ciel ou frôlant les branches. L’air leur parle et les saoule de sa généreuse fraicheur. Ça ne sent pas le Dakota, mais c’est un autre air, et c’est bon de découvrir ce que respirent les gens dans ce coin du monde. Wynona se retourne vers Wes, recroquevillé comme une virgule ankylosée, et s’ils ne sourient pas, leurs yeux se caressent avec joie. Sonnés d’un voyage de près de 25 heures, ce sont deux Sioux ronflant comme des ours en hiver que Bénédicte amène devant sa petite maison de briques aux fenêtres rougies de géraniums.

 

A suivre...

12 juin 2025

Tcharleroy, it’s so lovely ! d'Edmée de Xhavée. Part 2

Tcharleroy, it’s so lovely ! d'Edmée de Xhavée. Part 2

Wynona avait, quant à elle, été prise d’une excitation pire que quand elle se cachait avec ses sœurs pour regarder passer Wes, cette longue silhouette de plus de deux mètres… deux mètres de pure beauté alors, avec ses cheveux qu’il portait tressés et enveloppés dans des lanières de castor. Et quand il était en regalia, sa tenue de fancy dancer… et qu’elle le voyait danser, ne plus faire qu’un avec l’herbe de la prairie, uni avec les hauts brins et le battement du cœur de la terre, son pied s’immobilisant au moment juste où le tambour se taisait, sans fléchir la jambe… elle savait qu’aucun homme n’était plus beau ou mieux indiqué pour elle que ce Wes Mankiller, et qu’elle ferait tout pour qu’il soit le sien. Dans le cœur des femmes qui poussaient leur youyou à la manière des Indiens Cris, sa voix le cherchait, plus perçante que celle des autres, et elle savait qu’elle se déposait là, contre ses lobes percés d’os ou d’argent massif.

   Elle avait été déterminée et convaincante et voilà qu’elle allait l’emmener, elle, en Europe.

   Mais où ? Paris… ça ne lui disait rien. Trop grand, tout le monde le disait et elle ne connaissait personne qui y soit allé, d’ailleurs. Quand on habite à Buffalo, Dakota du nord, et que toute la ville tiendrait dans une salle de cinéma moyenne pour autant qu’il y ait 200 places, la tête tourne à l’idée qu’elle tiendrait aussi dans quelques rames de métro… Oui, lorsqu’ils vont voir les parents dans la réserve de Pine Ridge, elle le sait que là ils sont dix fois plus nombreux mais comparer les tailles de Pine Ridge et Buffalo, c’est comme mettre côte à côte un vieux wc puant en bord de route et l’Empire State Building ! Pareil pour Londres, et en plus… comment expliquer à ces Brits qu’ils parlent le King’s English et pas un anglais normal, que de braves gens comme elle et Wes ne peuvent pas les comprendre ? Bruxelles non… des statues d’enfants qui font pipi dans la rue, c’est trop libertin. L’Italie… oh… tant de téléfilms américains l’avaient mise au parfum en ce qui concerne les Italiens : toutes les femmes s’habillent avec quelques centimètres de tissu collés sur la peau, ont des anneaux d’or aux oreilles où on pourrait mettre un couple de perroquets, et on n’arrête pas de se disputer dans les restaurants et les rues en sortant des armes de partout. Les plages grecques… on dirait qu’en Grèce il n’y a que des choses cassées en plein soleil et que les femmes sont tenues enchaînées aux fourneaux car on ne les voit pas ou alors on les lapide comme dans le film Zorba. La mer, la montagne… l’eau et l’air ne sont-ils par pareils partout dans le monde ?

   Elle s’était alors décidée à aller en bus à Fargo – ciel, 115 000 habitants en ville, soit plus de 14 fois le village de la Little Big Horn dont la célèbre bataille valut son scalp à cette vieille ganache de Custer. Oui, en maths Wynona a toujours été exceptionnelle. Son amie Ruby-Lola lui a parlé d’une agence de voyage en périphérie, tenue par la cousine de sa belle-sœur.

   Et c’est là que Wynona a décidé qu’ils iraient à Charleroi en Belgique. Car Suzie, la cousine de la belle-sœur de Ruby-Lola a une amie Facebook en Belgique, à Charleroi. Qui pratique son anglais en lui évoquant la vie merveilleuse qu’elle y mène… Et en avant. L’amie de Suzie les logera dans sa chambre d’hôte qu’elle gardera à leur intention.

 

(A suivre)

10 juin 2025

Un nouvel extrait d’"Ainsi, je devins un vampire", par Joe Valeska

Un nouvel extrait d’"Ainsi, je devins un vampire", par Joe Valeska

« Où suis-je ? demanda l’enfant tout en se frottant les yeux. Qui êtes-vous ? Où est maman ? J’ai froid. »

« Chut… murmurai-je. Tu es endormie. Ce n’est qu’un rêve. Juste un rêve, mon enfant. »

Elle me crut. On fait confiance aux adultes, à cet âge-là. On croit qu’ils ne mentent jamais. Or ils mentent sans relâche et sont très loin d’être des parangons de vertu.

« C’est vous, n’est-ce pas, le prince dans les histoires que me raconte ma maman, le soir ? Vous êtes si beau… »

« C’est bien moi, tu as raison, approuvai-je pour la rassurer. Seigneur, je voudrais mourir !!! »

Et elle vint dans mes bras d’elle-même. La serrant, je lui demandai de me pardonner et j’éclatai en sanglots.

Le rire sadique de Valentina couvrit mes plaintes. La petite fille sursauta, cherchant du regard qui pouvait être là avec nous dans son ‘‘rêve merveilleux’’.

Une nouvelle fois, je lui demandai pardon. Puis je mordis dans sa nuque en nous maudissant, Valentina et moi. La tête de l’enfant naïve pencha sur le côté. Peu à peu, ses couleurs s’effacèrent. Ce n’était plus qu’un cadavre. Je pleurais à chaudes larmes en serrant très fort le corps contre moi. J’étais désespéré, mais je me sentais ‘‘vivant’’. Elle avait réussi. J’étais devenu un monstre.

Valentina reparut. Elle ramassa le corps et le jeta au loin, violemment, sans même regarder où. Je restai coi devant son manque total de respect pour la vie.

« C’est bien… C’est très bien ! dit-elle. Et j’espère que tu seras un peu plus reconnaissant, désormais. »

Elle me fit tomber sur le dos et s’assit sur mon bassin, me maintenant cloué au sol, se mettant à lécher les larmes pourpres qui, déjà, se coagulaient sur mes joues. Soulevant sa robe, elle arracha ce qu’il restait de ma culotte de peau pour frotter son sexe contre le mien.

« Je vous tuerai !!! » vociférai-je en lui crachant au visage, me débattant comme un beau diable.

Le sang de l’enfant ne m’avait même pas apporté suffisamment de force. J’étais tellement anémié… J’avais été privé de ce qui m’était nécessaire depuis trop longtemps.

« Alors, ça t’a plu de boire le sang de cette enfant de gueuse ? s’exclama-t-elle, hystérique. Est-ce que ça t’a fait autant jouir que la fois où ce sale Théo a craché son foutre en toi ? »

« Je vais vous écorcher vive, Valentina !!! Ça, j’en suis sûr, ça va me faire jouir !!! »

« Vois-tu, j’en doute, mon trésor… Mais ! Mais tu deviens tout dur, on dirait ! Qué hombre ! » se gaussa-t-elle en espagnol.

Je me mis à pousser des hurlements. C’était le moment le plus humiliant de toute mon existence. Mais à quoi bon protester de la sorte ? Je me sentais un tout petit peu plus vivant, certes, mais je restais toujours aussi faible. Boire le sang de cette petite fille n’avait servi à rien. Sinon à faire gonfler un organe idiot. J’allais rester un jouet entre les mains de Valentina pour l’éternité…

Cette démone, braillant mon prénom pour me rendre fou, ne s’occupait que du mouvement de son bassin sur mon sexe. Ses sens surdéveloppés ne l’avertirent pas du danger qui la menaçait. Qui nous menaçait tous les deux, selon toute vraisemblance.

Une ombre grandissait derrière elle… Il s’agissait d’un homme qui s’approchait en tapinois. À cet instant, force est de le reconnaître, la terreur me saisit. Mais aucun son ne sortit de ma bouche. L’attaque qui survint fut rapide et très violente. J’en eus un haut-le-cœur.

Les mains puissantes de l’homme s’abattirent de part et d’autre du visage de Valentina, qui eut tout juste le temps de pousser un hurlement d’effroi. Les doigts de l’agresseur transpercèrent la peau blême et pénétrèrent, avec une facilité déconcertante, la chair et le crâne, et il réduisit la tête du vampire en bouillie entre ses mains. Jamais, dans mes pires cauchemars, je n’aurais imaginé pareil spectacle. Des petits morceaux de chair et de cerveau, devenu de la marmelade, s’étaient répandus sur mon ventre. Les yeux et des dents aussi. Un œil roula à terre. Le second demeura sur mon nombril.

J’étais là, allongé, parfaitement impuissant et nu, avec mon membre toujours enfoncé dans le vagin d’un vampire dont le corps, gorgé de sang, pissait à gros bouillons par le cou. J’étais paralysé. J’allais, inévitablement, subir le même sort.

L’homme secoua délicatement ses mains afin de se débarrasser de la cervelle restée accrochée à ses ongles. À la suite de quoi, empoignant le corps atrocement mutilé de ma geôlière par l’épaule, il le souleva et arracha le cœur. Il écrasa l’organe atrophié dans sa main, et Valentina fut réduite en poussière. Elle avait finalement reçu le traitement qu’elle méritait, mais j’allais mourir, moi aussi. Je tentai de reculer, oubliant que je portais des entraves. Je me mis alors à tirer dessus comme un forcené afin d’échapper à cette bête féroce. Ce monstre fou !

Mon visage était couvert de sang et de larmes rouge vif qui s’accumulaient comme une coulée de cire sur une bougie. Je me mis à chialer et à appeler au secours. Si j’avais toujours été humain, je me serais pissé dessus.

L’homme en face de moi me considérait de toute sa stature. Une légère moue se dessina sur ses lèvres quand je tentai de donner un coup de pied dans son mollet.

« Ne m’approchez pas ! ordonnai-je en postillonnant. Retournez d’où vous venez, démon ! »

Bien sûr, il fit un pas en avant, puis il dit, on ne peut plus calmement : « Et il va faire ‘‘quoi’’, maintenant, le garçon ? »

Il croisa les bras, passablement contrarié par mon attitude de défi. Soudain, il se mit à humer l’air dans la grotte. Quelque chose, et je savais très bien quoi, avait attiré son attention. Il reporta alors un regard ombreux sur moi, fronçant fortement les sourcils.

« C’est toi qui l’as tuée ? »

J’étais terrorisé. Sa violence extrême m’avait traumatisé.

« Cette mégère, que j’ai éliminée, elle t’a forcé, n’est-ce pas ? Réponds-moi sans équivoque, s’il te plaît. »

J’acquiesçai et me mis aussitôt à pleurer, imaginant ma tête exploser entre ses mains. Ou sous son pied. Mais l’homme me sourit…

« Tu n’as plus à appeler au secours, désormais, dit-il en s’agenouillant devant moi, me tendant sa main droite. J’ai entendu tes appels désespérés, mon ami, comme un brouhaha constant dans ma tête, et je suis venu te délivrer. Tu ne risques plus rien, je te le jure. »

« Allez, prends ma main ! » m’encouragea le vampire qui me faisait face, majestueux dans un habit de brocart chatoyant.

« Allez-vous me détruire ? bredouillai-je, fébrile. J’aurais voulu l’être, mais je n’étais pas assez fort. »

« Te détruire ? dit-il en fracassant mes entraves. Mais pourquoi voudrais-je te détruire, nigaud ? »

« J’ai pris la vie de cette pauvre petite. Ça vous a contrarié, je l’ai lu dans vos yeux. »

« Tu as été contraint. Je n’ai qu’à te regarder et à constater la façon dont tu as été traité. Tu es brisé. »

« Mais, hum… Valentina, balbutiai-je. Vous avez… Sa tête… Vous lui avez… Je ne veux pas mourir de cette façon, pitié… Pas comme ça… »

Le vampire, semblant s’amuser de mon blocage psychologique, esquissa un demi-sourire et dit que je n’écoutais pas. Il ôta son ample cape et recouvrit mon corps nu.

« Tu n’as plus aucun souci à te faire. Cette Valentina ne te fera plus le moindre mal, désormais. Je ne te ferai aucun mal, moi non plus… Allez, ne tremble plus, s’il te plaît… (Il me fallut une minute entière pour me ressaisir.) Mon frère, dis-moi, tu sais que tu es… »

« …un vampire, oui, avec ce besoin de sang permanent. C’est épouvantable. Je ne pense qu’à ça. »

« Ce besoin de sang, comme tu dis, il n’est pas réellement permanent. Ce succube t’affamait, c’est tout… À partir de maintenant, je vais prendre soin de toi. Tu n’es plus tout seul dans la vie. Ton calvaire est terminé. »

La peur s’étant évaporée, je crevais d’envie de me jeter dans les bras du vampire afin de le remercier, de me sentir protégé, mais c’aurait peut-être été mal interprété. En tout cas, je devinai que tous n’étaient pas des monstres vicieux comme l’était feu Valentina.

Compte tenu de sa violence inouïe envers ma geôlière, ces derniers mots pourraient sembler incompréhensibles, cocasses, mais ce vampire-là semblait paisible et parfaitement éduqué. Il ne me voulait que du bien, et j’avais désespérément besoin d’y croire.

En surface, il devait avoir le même âge que moi, à peu près. C’est-à-dire dans les vingt-cinq ans. (Il en avait vingt-huit.) Il était incroyablement beau – bien plus que moi. Juste un tout petit peu plus petit : un mètre quatre-vingts. Son visage était encadré de longs cheveux châtain clair, à peine ondulés, retenus par un ruban de soie de couleur crème. Ses grands yeux verts, fortement expressifs, ourlés de très longs cils, me fixaient sans aucun battement de paupières. Sa bouche était plus fine que la mienne, davantage incarnate, mais identiquement sensuelle, et ce, malgré une mâchoire bien carrée. Une espièglerie semblant gravée dans les traits de son visage parachevait cet authentique chef-d’œuvre de la nature. Il était tout simplement divin.

Réalisant enfin que j’étais libre, je me mis à rire et à pleurer en même temps. Le vampire m’observait avec une véritable expression de bienveillance – jamais vue que sur le visage de maman Justine. Si, quelques instants plus tôt, j’avais éprouvé une ardente terreur, elle se transformait peu à peu en fascination… « Pourvu qu’il ne m’abandonne pas là ! Pourvu qu’il veuille bien rester avec moi quelque temps ! » répétai-je, comme une prière, dans ma tête. J’étais tellement affaibli… Pas seulement physiquement, mais aussi psychologiquement. J’avais tout perdu. Mon pauvre frère, pour qui j’étais un héros, avait connu une mort cruelle, et ma mère, elle, devait passer ses journées à se lamenter sur deux tombes vides. Cette pensée me transperçait comme une baïonnette. J’étais seul au monde. Non, plus maintenant ! J’avais appelé au secours, j’avais prié le Seigneur, et ce fut un vampire qui vint à ma rescousse. Un vampire qui m’appelait ‘‘mon frère’’. Comme quand je me blottissais dans les bras de ma mère, comme quand mon frère trouvait refuge dans les miens, j’aurais réellement voulu m’abriter dans ses bras sécurisants. Je me mis à pleurer à chaudes larmes. Encore…

« Cette sorcière t’a lourdement amoché, mon frère, mais je vais tout arranger. Fais-moi confiance. »

« Qu’allez-vous me faire ? » m’inquiétai-je.

« Bon ! En tout premier lieu, tu vas me faire le plaisir de me tutoyer, me pria-t-il. J’ai peut-être de beaux habits, mais ils ne font pas de moi un véritable noble. En outre, je ne suis pas ton père. »

Je m’abstins de répondre : « Dieu merci. »

« Je m’appelle Benjamin, dit-il. Benjamin Lebeau. Vas-tu prendre la main que je te tends, Virgile ? »

« Mon prénom… vous le connaissez !?! Comment pouvez-vous connaître mon prénom ? »

« Par les flammes de l’Enfer ! s’impatienta-t-il. Cela fait je ne sais combien de saisons que ce garçon est exsangue, et Monsieur préfère babiller ! On aura tout le temps de bavarder, Virgile, mais je connais ton prénom, oui. C’est bien ‘‘Virgile’’ qu’hurlait cette diablesse en s’acharnant sur ton pénis, non ? »

« Oui, déclarai-je, quelque peu honteux. Mon nom est Delecroix, Benjamin Lebeau. Delecroix et non Delacroix. Votre nom… vous le portez vraiment bien. »

« Ravi de faire ta connaissance, ‘‘et non Delacroix’’ ! me taquina-t-il. Pourquoi te sentir à ce point coupable ? En quoi es-tu responsable de ce qui t’est arrivé ? Il transpire tellement de souffrance par tous les pores de ta peau… J’en ai le cœur brisé. Je veux tout savoir de toi, mais je vais devoir te remettre sur pied, avant ça. Au fait, merci pour le compliment, mais cesse de me vouvoyer, s’il te plaît. »

 

Joe Valeska

10 juin 2025

Christine Brunet vous propose un trailer pour son 3e thriller, E16

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10 juin 2025

"Une sombre affaire pour l’inspecteur Sidonin", une nouvelle signée Carine-laure Desguin

"Une sombre affaire pour l’inspecteur Sidonin", une nouvelle signée Carine-laure Desguin

— Madame Belle? Madame Clara Belle, c’est bien ça ?

— Vous avez une excellente mémoire, inspecteur Sidonin, cela me rassure. Encore une fois …

— C’est la troisième fois que vous faites appel à mes services. Lors de notre dernier entretien, nous spéculions au sujet de la couleur verte de vos extra-terrestres, je ne peux oublier une telle précision dans les propos d’un témoin. Vous avez nuancé les verts comme si vous aviez une palette devant les yeux. Vos extra-terrestres étaient verts … comment déjà ?

— Vert quetzal, inspecteur, quetzal, Q.U.E.T.Z.A.L. …

— Oui, bien sûr, bien sûr … Et à part tout cela, madame Belle, votre mari, Sigmund Woody, est toujours psychiatre ? Et votre fille, Pocahontas, a-t-elle définitivement retrouvé la mémoire ? Pour nos lecteurs, madame Belle, car à présent nous sommes suivis comme on le dit de nos jours, pour nos lecteurs donc, qu’ils se régalent en relisant vos aventures dans Aura 122 et Aura 123.

— Nous devenons des vedettes, inspecteur Sidonin !

— Oh, surtout vous, madame Belle, surtout vous. Je vous écoute, racontez-moi ce qui vous tracasse ce matin.

— C’est au sujet de mon mari, inspecteur Sidonin. Je pense que Sigmund devient fou !

— Madame Belle, votre mari, Sigmund Woody, est psychiatre. Moi, je ne suis qu’inspecteur de police …

— Sigmund devient fou, inspecteur. Il est prêt à tout, prêt à commettre l’irréparable.

— L’irréparable, madame Belle ?

— Oui, m’assassiner et aussi, par la même occasion, assassiner certaines de ses patientes ! C’est effroyable, inspecteur Sidonin, croyez-moi !

— Je ne demande que ça, madame Belle, vous croire. Mais vous connaissez la musique si j’ose dire, il me faut des preuves. Des tentatives d’assassinat ont-elles déjà eu lieu ?

— Pas vraiment, mais tout peut arriver, inspecteur ! J’ai peur !

— Je vous écoute, madame Belle, reprenons tout cela dès le début. 

— Eh bien voilà, inspecteur. Depuis quelques semaines, il m’arrive de drôles de choses.

— Par exemple, madame Belle, par exemple.

— Mardi dernier, je me lève et, comme chaque matin, je me dirige vers la cuisine. Sigmund attend au lit sa première tasse de café Nespresso goût caramel.

— Très intéressant jusque là, madame Belle, et ?

— Eh bien, ce n’était plus ma cuisine ! C’était une autre cuisine, une cuisine que je n’avais pas choisie, une cuisine ringarde, une cuisine à deux balles. Et ma machine à café Nespresso s’était métamorphosée en une espèce d’entonnoir crasseux. Je me retourne et …  je vois un vieux poêle crapaud ! Oui, inspecteur, un poêle crapaud ! En fonte !

— En fonte ! Mais c’est du pur vintage, madame Belle, c’est merveilleux, c’est à la mode le vintage ! 

— Sur le poêle une casserole toute cabossée, en fonte également, et dedans mijotait une bouillie qui puait, oh cette odeur inspecteur, cette odeur …

— Autre chose, madame Belle ?

— Oui, inspecteur ! À deux pattes du crapaud, sur une chaise bancale en bois bon marché, une mégère vieillotte engoncée dans des loques noires et mitées. Elle me dit bonjour et me prend pour sa belle-fille ! Mais Sigmund n’a plus sa mère depuis longtemps, inspecteur ! Je ne l’ai moi-même jamais connue ! Vous pensez bien que jamais je n’aurais épousé un homme qui avait une mère ! Je refuse que cette sorcière soit ma belle-mère !

— Calmez-vous, madame Belle, calmez-vous. Continuez donc votre récit.

— Et donc, inspecteur, je suis remontée quatre à quatre dans la chambre et j’ai réveillé Sigmund ! Je lui ai expliqué que la machine à café Nespresso avait disparu ! Qu’il y avait un crapaud en fonte et une bigote archaïque assise sur une chaise ridicule. Je ne lui ai pas dit qu’elle me prenait pour sa belle-fille, vous pensez …

— Continuez, madame Belle, continuez.

— Sigmund a trouvé tout ça presque naturel. Il m’a expliqué que les forces du mal nous jouaient des tours, que nous étions parfois propulsé sur une autre ligne de temps, et que forcément dans ce cas, les machines à café changeaient du tout au tout.

— Il en connaît des choses votre mari, quelle érudition ! Et ?

— Je lui ai rétorqué que ce n’était pas possible de vivre avec une telle angoisse, celle de ne pas retrouver sa machine à café Nespresso. C’est à ce moment-là que Sigmund s’est montré très agressif, inspecteur. Dans sa colère, il a dit que je n’étais pas la première à débiter de tels propos. Depuis plusieurs semaines, ça défilait de tels récits sur son divan de consultation. On lui racontait des histoires de ce genre-là. Les gens se retrouvent dans une autre maison que la leur, dans la même ville mais à une autre époque … Et que lui, Sigmund Woody n’avait qu’une seule solution, éradiquer ces forces du mal ainsi que leurs ombres maléfiques et donc commencer par anéantir les personnes souffrant de ces situations. « Ce qui annihilerait la situation », je reprends ces mots, inspecteur. Je transis, inspecteur, je transis.

— Je comprends madame Belle, je comprends. Mais jusqu’ici, aucun passage à l’acte de la part de votre mari …

— Non, vous avez raison, inspecteur Sidonin. J’aimerais néanmoins que vous allumiez toutes les lumières possibles au sujet de cette sombre affaire. Et surtout, surtout, il s’agirait de retrouver ma machine à café Nespresso, vous comprenez inspecteur ? Inspecteur ? Inspecteur Sidonin ?

7 juin 2025

MAHASIAH (DEUXIÈME PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska

MAHASIAH (DEUXIÈME PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska

MAHASIAH (DEUXIÈME PARTIE)

 

Une nouvelle extraite des

Contes épouvantables et Fables fantastiques

par Joe Valeska

 

Les eaux de la mer de Seto se retirèrent, vite, comme aspirée par la Terre. C’était impressionnant. C’était terrifiant !

Et ces gens, partout, qui prenaient des photos avec leur smartphone pour vite les partager, avec le monde entier, sur les Facebook et autres Twitter… À croire qu’ils n’avaient aucune vie, en dehors du Web… Mais, de toute manière, ils n’allaient plus en avoir sous peu, de vie… Ils allaient tous disparaître.

Une vague colossale se profila à l’horizon. Elle grossit, grossit… Si belle, si terrible. Elle grossit et grossit encore… Mur d’eau gigantesque et effroyable qui n’allait pas tarder à régurgiter les ferry-boats et les sculptures l’incommodant. Un torii, pris au piège dans ce ventre gonflé, apparut tout au sommet… puis disparut aussitôt.

– J’ai très peur, murmura Amiko, blottie contre son ange. Je voudrais vivre encore un tout petit peu… Je voudrais rester avec toi, Mahasiah.

La vague meurtrière allait s’abattre…

L’ange gardien avait déjà pris sa décision – une décision des plus déraisonnables. Encore que ce qui est déraisonnable, ou ce qui ne l’est pas, peut différer selon le point de vue de chacun, n’est-il point vrai ?

Une décision qui lui vaudrait de connaître le même sort que celui de son frère, Lucifer.

Et puis, tant pis si Dieu lui coupait les ailes. Et tant pis s’Il le renvoyait des cieux ! Il ramassa ses lourdes besaces, saisit l’enfant dans ses bras et s’éleva haut, très, très haut dans le ciel à la vitesse de l’éclair. Amiko ne se rendit même pas compte qu’ils avaient traversé le toit fragile de la bicoque délabrée. De toutes ses forces, elle s’accrochait à son merveilleux ange gardien.

À la surface de la Terre, presque partout, il ne resta plus rien. Ni vies humaines ni constructions. Des milliards d’âmes furent emportées par cette vague née dans l’océan Pacifique, qui déferla comme le Dragon furibond. Ou le Namazu.

Amiko, enfin, osa faire un mouvement. Elle leva la tête, très timidement, puis regarda l’ange droit dans les yeux. Il lui sourit timidement, lui aussi – mais quelle générosité dans son beau regard bleu !

Il souriait, oui. Et ses larmes coulaient, pourtant… Sans interruption aucune. Aussi pures que du cristal.

– Que s’est-il passé ? Pourquoi ces larmes ? Est-ce que nous sommes au paradis ? demanda-t-elle. Je n’ai rien senti.

– Nous sommes au-dessus de tout, répondit-il. Juste au-dessus de tout. Ton pays est désormais un immense océan. Regarde au-dessous, si tu n’as pas peur. Il n’y a plus que de l’eau. Rien d’autre. Plus que de l’eau. Les mers et les océans tels que tu les connaissais n’existent plus. Il n’y a plus que de l’eau, répéta-t-il sur un ton monocorde.

– Tu m’as sauvé la vie, marmotta-t-elle, comme si elle s’excusait pour cela. (Et c’était précisément le cas.) Je te remercie, Mahasiah. De tout mon cœur. Mais qu’allons-nous bien pouvoir faire, maintenant ? Qu’allons-nous devenir ?

– Il faut trouver un coin de terre, trésor. Lorsque mon père s’apercevra de ce que j’ai fait, Il ne me le pardonnera pas, tu peux me croire, et Il me foudroiera sûrement pour me punir. Tant que je suis un ange, je suis immortel, mais si jamais je venais à perdre mes ailes… Si je perdais mes ailes, Amiko…

– Nous disparaîtrions dans les flots, c’est bien ça ? finit-elle sa phrase, s’efforçant de dissimuler, mais en vain, qu’elle était terrifiée.

L’ange acquiesça, mais autre chose le tourmentait. Tant qu’il demeurait un ange, il était immortel. Ignorant la fatigue, il pourrait voler, des jours entiers, autour de la Terre avec l’enfant dans ses bras. Il n’avait pas besoin de se nourrir. Mais Amiko… Elle finirait par mourir de faim, elle, et de soif. Avait-il suffisamment de bouteilles d’eau dans ses besaces ? Une fraction de seconde, il regretta de l’avoir arrachée à ce nouveau désastre, bien plus meurtrier que le déluge. Il chassa cette pensée sinistre de son esprit et promit à l’enfant que tout se passerait bien.

C’était, sans aucun doute, la première fois que l’être divin mentait.

Le premier jour, rien de fâcheux ne se produisit. Et le deuxième jour, rien de fâcheux ne se produisit. La petite fille, certes, était épuisée, quelque peu affamée, mais pendant que son ange volait, elle, elle dormait. Ce qui était, certainement, la chose la plus sage à faire.

Mais le troisième jour, la foudre frappa Mahasiah au beau milieu du dos. Il ne poussa aucun cri… Ses grandes ailes blanches s’embrasèrent, se consumèrent, puis il piqua vers la surface, un peu comme un albatros voulant pêcher un encornet. L’enfant s’agrippait à lui et le suppliait de se réveiller, car le choc lui avait fait perdre instantanément connaissance… À cette vitesse, ils ne survivraient pas à cet impact terrible et seraient oblitérés.

– Réveille-toi, je t’en conjure ! Réveille-toi ! Mahasiah, ne m’abandonne pas, pitié.

Quand il rouvrit finalement les yeux, quelques minutes plus tard – ou quelques heures plus tard –, Amiko était penchée sur lui, les yeux tout embués de larmes. Quel bonheur de le voir se réveiller ! Même si, désormais, il n’était plus une créature céleste, mais bel et bien un simple être humain. Il se mit sur son séant et regarda tout autour de lui, puis il revint vers l’enfant, lui sourit chaleureusement, puis il caressa ses cheveux.

– Mais que s’est-il passé ? s’enquit-il tout en tâtonnant la surface gluante sur laquelle ils se trouvaient. Amiko, tu n’as rien de cassé, ça va ? Les sacs… Où sont les sacs !?!

– Tout va très bien ! le rassura-t-elle. Le Namazu a jailli des abysses, comme un poisson volant, et il nous a sauvés. Les sacs sont là, derrière toi. Et tes cheveux sont toujours bleu gris, ne t’inquiète pas, se moqua-t-elle gentiment.

La petite fille marqua une courte pause avant de lui demander :

– Est-ce que ça va aller, mon ange ?

– Je n’en suis plus un, trésor. Je n’en suis plus un, tu sais. Je m’y habituerai, je suppose… Et je n’ai pas le choix, de toute façon. Il a pris Sa décision. Une fois de plus… Mais je ne regrette rien, assura-t-il. Je ne regrette pas ma décision. Le dire me semble d’ailleurs on ne peut plus redondant… J’ai fait ce que j’estimais devoir faire et j’en suis heureux.

Le regard d’Amiko s’assombrit. Elle se jeta dans les bras de son précieux ami qui, pour elle, avait fait le plus grand des sacrifices. Un sacrifice qui aurait dû Lui inspirer un sentiment de bienveillance… Mais Mahasiah fut déchu de ses droits et de tous ses dons. Purement et simplement. C’était Sa décision. La Sienne ! Et c’était sans appel.

Il l’accepta sans le moindre ressentiment.

Une ombre passa au-dessus d’eux. Elle était gigantesque.

– Amiko, regarde ! Au-dessus de nous ! s’exclama-t-il. Je n’en crois pas mes yeux.

L’enfant sécha ses larmes, leva la tête et plissa les yeux. Elle vit une chose qui la stupéfia. Le Dragon les survolait.

Il était immense. Il était la magnificence. Tout le ciel lui appartenait. Son corps, long et musclé, ondulait avec grâce. Sur son cou, un adolescent était assis à califourchon. Il fit signe de la main à Amiko et à son compagnon quand il les aperçut, heureux de ne pas être le dernier être humain sur la planète. Il murmura quelques mots au Dragon, et la créature mythique, alors, descendit.

Durant les jours qui suivirent, la caravane ne cessa de voyager. Il fallait trouver la terre. L’humanité ne pouvait pas avoir entièrement disparu sous les eaux…

Le Dragon pêchait des poissons – ils ne mourraient donc pas de faim. Ni de soif : dans tout le barda du garçon, il y avait des bouteilles d’eau que son ange gardien à lui avait pensé à prendre. Mais le protecteur du jeune homme eut beaucoup moins de chance que Mahasiah. Il ne survécut pas à sa disgrâce et disparut sous les flots.

Au bout de quarante jours, le niveau de l’eau baissa. Et les sommets des montagnes reparurent.

Un nouveau chapitre venait de commencer.

 

Joe Valeska

5 juin 2025

MAHASIAH (PREMIÈRE PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska

MAHASIAH (PREMIÈRE PARTIE) Une nouvelle extraite des Contes épouvantables et Fables fantastiques par Joe Valeska

MAHASIAH (PREMIÈRE PARTIE)

 

Une nouvelle extraite des

Contes épouvantables et Fables fantastiques

par Joe Valeska

 

Miyajima, Japon, 2012.

 

Amiko Nagai l’aperçoit de loin : le vieil illuminé hirsute qui, chaque jour, scande inlassablement que la fin du monde sera pour la fin de l’année 2021, année du Buffle. « Pas encore lui, non ! », dit-elle tout bas. « Pas ce paranoïaque… »

Slalomant agilement entre les taxis et les pousse-pousse traditionnels, elle traverse la route pour ne surtout pas croiser la sienne, car il lui fait peur… Si les singes vivant en liberté sur le mont Misen et venant, parfois, se mêler aux hommes dans l’espoir d’une friandise ne lui font pas peur, lui, avec ses longues moustaches, oui… Il lui fait un peu penser au Namazu, ce poisson-chat titanesque qui, selon une vieille légende japonaise, vivrait dans les profondeurs et porterait le pays sur son dos.

C’est avec tristesse, après une nouvelle journée à faire des poches vides, que la pauvre enfant regagne la bicoque abandonnée, délabrée, qui lui sert d’abri. À douze ans et des poussières, on devrait penser aux copines ou à la Switch. Aux garçons, peut-être… Mais quand on se retrouve sans famille, à cause d’un incendie déclenché par des parents inconscients enchaînant les paquets de cigarettes comme les paquets de bonbons, et qu’on s’est enfuie de chez son oncle un peu trop affectueux, « tactile », on n’a plus vraiment les aspirations d’une enfant. Encore moins le regard… Et il faut bien manger. Il faut bien survivre.

Dieu ou pas, Bouddha lui pardonnera sûrement.

Les chaussures ensablées, Amiko pousse la porte cassée, s’allonge sur le vieux futon, puis pose la tête sur le Polochon en peluche ramassé dans une poubelle et qui lui sert, depuis, d’oreiller. Dans un cadre, à côté, elle a mis le dessin d’un enfant qu’elle a fait elle-même. Elle fait comme si c’était la photo de son petit frère, Li, disparu dans les flammes. Tous deux avaient la passion de l’origami et le culte, encore tout récent chez eux, du vieux bonhomme vêtu de rouge et de provenance occidentale… Mais la petite Amiko, après la tragédie, délaissa « l’imposteur ». Qu’est-ce que ça veut dire, Noël, quand ses parents se moquent de tout ? Sinon sortir en pleine nuit et les laisser seuls parce qu’il n’y a plus de cigarettes à la maison.

Amiko n’a jamais vraiment été toute seule, en réalité… Car Amiko a un ami, et cet ami est très précieux. Elle s’est réveillée en sursaut, une nuit, alors qu’un cruel vent glacé, venu tout droit de la mer, soufflait fort, et il était là, juste là, assis paisiblement à l’autre bout du futon, trop dur et trop inconfortable – Amiko n’avait pas encore fugué de chez son oncle.

– Qui es-tu ? demanda l’enfant. Es-tu un guerrier ninja ? Le héros d’un manga ? Tu ressembles au héros d’un manga…

– Le héros d’un manga ? répondit l’homme, amusé par la question. À cause de mes cheveux bleu gris ? Ce n’est pas le cas, non, et je ne suis pas non plus ce que tu appelles un « guerrier ninja ». Moi, petite fille, je suis un ange. (Il déploya les ailes dans son dos pour le prouver.) Un ange du Seigneur. Du Tout-Puissant. Et, tel que tu me vois, là, je descends directement des nuages… Je m’appelle Mahasiah. Je suis l’ange sauveur. Et ton ange gardien.

L’ange ébaucha un sourire, se voulant aussi rassurant que possible. Il possédait un charisme indescriptible et ineffable. L’enfant, pourtant, demeurait bouche bée. Alors, l’être divin accentua l’expression aimable de son visage fort séduisant.

– Des nuages ? Oooh ! fit Amiko en ouvrant de grands yeux, sortant enfin de sa torpeur. Mon petit frère Li et moi, nous faisions souvent des anges en papier, tu sais. Ils étaient magnifiques. Oui, réellement magnifiques… chuchota-t-elle avec une mélancolie douce-amère tout au fond de la voix.

De ses yeux coulèrent quelques larmes…

– Je sais cela, oui. Cela et… beaucoup d’autres choses. Mais je suis là, maintenant, et je vais veiller sur toi. Quoi que tu fasses à l’avenir. Je te le promets.

Amiko et son ange gardien devinrent très proches. Un reste de tristesse la trahissait, quelquefois, quand son regard déviait Dieu sait où, avec des larmes qui perlaient, fugitives. Mais l’ange majestueux, son ange à elle toute seule, réussissait toujours à effacer ces gouttelettes très rapidement. Elle seule était capable de le voir et elle en était très fière. Elle lui confiait tous ses secrets.

Lorsque, la nuit, elle se trouvait au beau pays des rêves, il venait la chercher, dans ce monde astral, et ils partageaient alors d’incroyables aventures aux quatre coins du monde. C’était merveilleux… Car ils étaient ensemble.

Quand elle se retrouva à la rue – son oncle, et pour cause, n’ayant pas signalé sa disparition –, il prit bien soin d’elle. Comme un grand frère l’aurait fait.

Non, elle n’a jamais vraiment été toute seule, Amiko. Elle a le plus précieux des amis qui veille sur elle, et cet ami est un ange gardien. L’être le plus puissant, le plus magnifique de toute la création.

– Mais qu’est-ce donc que cette eau qui s’infiltre sous la porte ? s’interrogea-t-elle. C’est très bizarre.

Amiko fronça les sourcils – car on frappait à la porte… Jamais personne ne frappait à la porte. Elle alla ouvrir, inquiète. Ce n’était que lui, ouf ! Son ami fabuleux.

– Tu apparais comme par magie, d’habitude, lui fit-elle remarquer. (Et un très large sourire se dessina sur son visage.)

Il replia ses grandes ailes blanches, qui irradiaient une lumière trop vive pour les yeux d’un simple être humain, et entra à la hâte, sans répondre, affichant un air mi-effrayé, mi-compatissant. Il posa les deux besaces qu’il transportait, souleva le menton pour se donner une contenance, puis il bomba le torse. Mais la petite fille n’était pas si naïve…

– Il y a quoi dans ces deux gros sacs ? voulut-elle savoir. Mahasiah, qu’est-ce que c’est ? Tu fais une drôle de tête.

– Quoi ? De l’eau. Des bouteilles d’eau. Mais oublie cela pour l’instant. J’ai une terrible nouvelle à t’annoncer, assena-t-il, embarrassé.

– À voir la tête que tu fais, on dirait que c’est la fin du monde, marmonna Amiko.

– Tu es assez grande. Je vais donc aller droit au but… Des mégatsunamis sont prévus sur la moitié de la planète d’ici quelques minutes. C’est extrêmement brutal, je sais bien. Mais c’est ainsi.

– Quoi ? se récria-t-elle. Est-ce que tu es sérieux ? (Elle s’interrompit.) Mais Bouddha, Dieu ou quel que soit Son nom… que fait-Il ? Que fait-Il, mon ange ? Réponds-moi…

– Père ? Il en a ras les baskets, trésor… Il a décidé de tourner Son regard ailleurs dans cet univers… Je crois qu’Il en a plus qu’assez de la politique des êtres humains, de leur folie meurtrière et de leur façon de traiter leurs semblables.

– Mais il y a des innocents, ici ! C’est injuste ! Et toi, tu ne peux rien faire du tout ? Tes pouvoirs sont immenses, non ?

– Des innocents, répéta l’ange à voix basse. Il s’en fout. Des dommages collatéraux, rien de plus. Il ne l’a pas dit en ces termes, mais… Il s’en fout. Quant à moi, je ne suis qu’un ange, Amiko. Je peux guider les êtres humains qui dépendent de moi, je peux exaucer leurs prières, la plupart du temps, mais sauver le monde, non. Cela, je ne le peux pas. Ce n’est pas vraiment dans mes compétences, je suis désolé.

– Combien de temps ? De combien de temps disposons-nous ? demanda l’enfant, réprimant un sanglot.

– Quelques minutes, trésor. Quelques ridicules minutes. Pas davantage.

– J’aimerais pouvoir pleurer, mon ange. Parce que la vie est vraiment… Mais vraiment !!!

– Merdique ? fit-il. Elle l’est. Éclate en sanglots… Tape des pieds, si ça peut t’aider ! C’est ce que je ferais, moi, si je n’étais pas un adulte. Je ne comprends pas Sa décision, Amiko, mais c’est Sa décision. Il ne veut plus accorder de circonstances atténuantes aux hommes. Aujourd’hui, des milliards d’êtres humains vont mourir.

Amiko cacha son visage dans ses petites mains et elle se mit à pleurer, aussi dignement que possible. « Je te demande pardon… », murmura-t-elle. L’ange sentit son cœur se briser en mille morceaux dans sa cage thoracique. Tout doucement, il s’approcha de sa protégée, son trésor, puis il la serra contre lui, tendrement, avec la plus grande affection. De son corps émanait une douce chaleur bienfaisante. Ses yeux étaient pleins de larmes. Elles coulèrent sur ses joues et effleurèrent les commissures de ses lèvres.

C’était peut-être la première fois que l’être divin pleurait.

– Serre-moi très fort, quand la vague va nous pulvériser, s’il te plaît, et…

– Et ?

– Je peux te dire : « Je t’aime » ?

– Oui, tu le peux. Bien sûr, acquiesça l’ange, bouleversé. Cela me plairait beaucoup.

– Je t’aime, Mahasiah… Mon merveilleux ange… Mon ange à moi toute seule. Je t’aime. Je t’aime tellement !

– Je t’aime aussi, ma petite Amiko. Garde bien cela dans ton cœur et dans ta tête. Je t’aime aussi.

3 juin 2025

Ani Sedent chronique "Le Bic et les pierres" de Pascale Gillet-B

2 juin 2025

Edmée de Xhavée a lu "Journal d'un cachalot" de Gauthier Hiernaux

Edmée de Xhavée a lu "Journal d'un cachalot" de Gauthier Hiernaux

Un recueil de nouvelles sans fil conducteur sinon… la noirceur, mais également avec un point commun qu’on ne peut ignorer : l’atmosphère y est toujours décrite avec un rendu cinématographique.

Le cachalot, c’est Orson Welles qui y mettrait du sien. « C’était une caricature d’être dont la physionomie inspirait, si pas la pitié, le dégoût le plus profond. Une sorte de bonhomme de neige réalisé par un enfant fiévreux. L’individu portait des vêtements élégants quoique passés de mode, et tenait à chaque main une canne de métal l’empêchant de verser. ».

Le taximan sans illusions de Los Angeles, qui charge un étrange client vêtu d’un long manteau d’alpaga sous 20 degrés, et des lunettes solaires… il nous projette dans l’ambiance des taximen auquel le grand écran nous a habitués, la nuit, la lassitude, les traits fatigués, l’œil aux aguets dans le rétroviseur…

Des nouvelles que l’on déroule pour y trouver plusieurs désespoirs lents, exprimés avec la cruauté inutile envers soi ou vers l’autre, comme dans les bons vieux polars des années 50 et 60, où des femmes en combinaison soyeuse, cigarette au bec et lèvres de vampires, souffrent en faisant souffrir, où des hommes boivent et croient aimer. La violence est parfois une simple réaction naturelle, rien de personnel, il faut juste s’en sortir.

Et de ces nouvelles, on en sort un peu groggy, on revient de loin, d’une salle obscure soudain éclairée à nouveau, désenvoûtés.

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